L'agilité de la décroissance en 9 propositions
L'agilité et la décroissance ensemble dans la joie, pour produire moins, réduire l'empreinte écologique et retrouver le sens au travail
Depuis juin 2023, début de ma préparation de la keynote d’Agile Grenoble 2023, je réfléchis sur ce sujet de l’agilité de la décroissance. Je vous partage un résumé de là où j’en suis, après ma conférence à Agile tour Montréal 2024. Avec en bonus les réponses à 3 objections.
Partie 1 - Les paysages de l’agilité
Avant de se projeter sur l’agilité de demain, voyons comment définir l’agilité aujourd’hui, en allant au-delà d’une définition monolithique de ce mot souvent mal compris.
L’agilité est d’abord un mouvement qui regroupe des personnes, les agilistes — le mouvement pourrait d’ailleurs s’appeler l’agilisme — qui se rencontrent dans des conférences ou des communautés pour partager des connaissances, en s’affranchissant d’une autorité et avec une belle ouverture d’esprit.
Lors des rencontres entre praticiens, ce mouvement pratique l’exercice de la démocratie dans les prises de décision et met en avant l’intérêt collectif.
Depuis plus de 20 ans, en évoluant constamment, l’agilité, en tant que mouvement émancipateur, poursuit la recherche d’apprentissages en commun et le partage, sans imposer une doctrine.
Au début, on listait les méthodes que l’agilité a fédérées. Les concepts se sont affermis avec les multiples expérimentations. Aujourd’hui on peut considérer que l’agilité est une philosophie pour le travail de la connaissance. C’est un domaine où l’accomplissement de quelque chose est souvent fait en équipe.
Cette philosophie se base sur quelques principes fondamentaux, comme l’auto-organisation et les boucles de feedback.
L’agilité permet à une équipe de réaliser une tâche spécifique, au service d’une intentionnalité. L’agilité n’est pas la finalité de l’action.
L’agilité est un moyen au service d’une fin, c’est donc un outil, qui a tout le potentiel pour être un outil convivial.
Partie 2 - La transition écologique est nécessaire
Aujourd’hui nous faisons face au plus grand défi de l’humanité, comment arrêter la destruction des écosystèmes et limiter le réchauffement climatique. Une transition écologique est nécessaire pour diminuer notre empreinte.
Être techno-solutionniste, c’est avoir confiance dans la technologie pour résoudre un problème. Comme l’agilité est née dans un domaine technologique (le logiciel), de nombreux agilistes sont enclins à céder aux sirènes du techno-solutionnisme et à croire qu’on peut continuer la croissance, car on finira bien par trouver une solution à la crise écologique.
Cependant, les scientifiques sont unanimes pour énoncer que le découplage entre la croissance et la réduction de l’empreinte écologique est une chimère.
Pour réduire l’empreinte la seule solution est d’en finir avec le mythe de la croissance.
La décroissance de l’économie est une option à considérer sérieusement pour limiter les dégâts du capitalisme.
Timothée Parrique la définit ainsi :
Réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique, planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être.
C’est une phase transitoire pour aller vers la post-croissance. Plutôt que d’attendre de subir un effondrement, la décroissance est une transition intentionnelle.
Pour aider à la décroissance, l’agilité ne part pas de zéro. D’abord, plusieurs de ses pratiques sont en phase avec la triade proposée par le GIEC : éviter (simplicité), substituer (échange dans le backlog), améliorer (rétrospective, revue).
Ensuite, l’agilité est un outil prévu pour travailler dans l’incertitude, les fluctuations et la complexité, caractéristiques utiles dans les projets dont la finalité incorpore la contrainte de diminuer l’empreinte écologique.
De plus, les idées de démocratie, justice sociale et bien être sont au cœur des principes de l’agilité, même si elles demandent à être renforcées.
Partie 3 - L’agilité au service de la décroissance
Serge Latouche, le théoricien de la décroissance, dit qu’il faut sortir de la société de consommation. Parrique proclame, avec bien d’autres scientifiques, qu’il faut en finir avec le capitalisme.
Cela ne va pas se faire sans des oppositions venant du modèle dominant. Il se trouve que l’agilité fait déjà face à ce même adversaire, incarné dans les organisations par des représentants du productivisme et du néo-libéralisme, souvent sans qu’ils en soient conscients.
Depuis ses débuts, l’agilité est orientée valeur. Cependant il est temps de recentrer son orientation sur la valeur d’usage, celle des utilisateurs. Le Product Owner, leur représentant dans l’équipe, est en capacité à effectuer cette réorientation, d’autant mieux qu’il partagera sa propriété du produit avec l’équipe.
Ainsi l’équipe dispose de moyens de produire moins :
- ne pas faire ce qui ne répond pas à un besoin essentiel,
- dire non à des fonctionnalités dont l’empreinte écologique (ou le coût social) est excessive,
- expérimenter avec les utilisateurs des solutions simples pouvant s’avérer suffisantes.
L’agilité porte dans ses gènes l’idée d’autonomie de l’équipe. Cependant, sa capacité à décider reste bridée par le culte de la performance individuelle et la flexibilité du travail que le management néo-libéral tente de faire passer pour de l’agilité, provoquant surtout de la souffrance au travail.
Pour renforcer la démocratie et rétablir le bien-être nécessaires à la décroissance, l’agilité mise sur la robustesse de l’équipe, la confiance et la coopération.
Cette autonomie étendue vise à lui donner la capacité de résister aux injonctions contraires à ses idéaux.
L’agilité est née dans l’ingénierie du logiciel, en mettant en avant des pratiques contribuant à la qualité du code et du résultat pour les utilisateurs. Elle porte cette idée de soin apporté au travail, comme celle de penser le long terme en intégrant la maintenabilité dans la conception. Malheureusement, elles ont été parfois mises à mal par la recherche du profit à court terme.
C’est le moment d’y revenir en élargissant la régénération aux systèmes sociaux et environnementaux. Pour y arriver une voie est de sortir les productions vitales du domaine marchand pour en faire des communs (à l’instar de Wikipedia).
Partie 4 - Réponses aux objections sur l’agilité de la décroissance
L’objection de planification consiste à croire que seules des contraintes venant d’en haut (l’état, l’entreprise) peuvent faire qu’une équipe se soucie de son empreinte écologique.
La réponse est dans la lutte fractale. Sans attendre une hypothétique planification venant d’en haut, une équipe peut planifier son projet décroissant en prenant en compte à la fois la contrainte (si elle existe) et la définition démocratique des besoins.
L’objection de neutralité concerne l’aspect politique de l’agilité de la décroissance. Selon ses porteurs, l’agilité devrait rester neutre.
Il est probable que depuis qu’elle existe l’agilité a contribué, avec l’orientation profit de certains projets, à la détérioration des écosystèmes. Un outil n’est jamais neutre. Compte tenu de l’urgence il est temps d’inverser la tendance.
Se servir de l’agilité pour développer des produits mauvais pour des personnes et pour leur environnement n’est plus défendable.
L’objection d’effondrement met en avant l’idée que c’est trop tard pour agir contre le réchauffement climatique. Elle rejoint l’impuissance, qu’on peut ressentir devant le dépotoir d’informations sur le climat.
La réponse est dans l’action. L’agilité comme outil pour la transition vers la post-croissance est un moyen d’agir collectivement, au niveau d’une équipe, et dans la joie. Car oui, les deux mouvements, agilité et décroissance, sont porteurs d’un message d’abondance (partagée) et de joie.