Méliorisme

L'amélioration de soi est impossible tant qu'on n'a pas essayé de trouver une bonne articulation de l'individuel et du collectif (Catherine Malabou)

Le numéro de juillet 2024 de Philosophie Magazine consacre son dossier à l’amélioration ou plus exactement pose deux questions, du point de vue philosophique :

  • Peut-on devenir meilleur ?
  • Et si oui, comment ?

C’est l’occasion d’analyser quelques éléments du dossier du point de vue de l’agilité.

Le terme qui a retenu mon attention, c’est méliorisme.

Méliorisme ?

Encore un nom en -isme, désolé mais je trouve qu’il est plus adapté qu’amélioration — amélioration continue est un mantra rabâché — pour montrer les différentes options pour devenir meilleur, du point de vue d’une équipe agile.

Le méliorisme vient du pragmatisme de William James.

Il vise la progression modeste et patiente dans l’action et à travers l’expérience. Il met en évidence l’importance des autres dans cette quête (à la différence du développement personnel).

Sur la question initiale “Peut-on devenir meilleur ?”, le méliorisme ne le garantit pas, il incite à essayer. James nous dit que :

c’est une possibilité qui devient de plus en plus probable à mesure que se multiplient les conditions réelles de sa réalisation.

Progression

L’idée de progrès s’est individualisée. Dans le monde du travail, on l’associe souvent à une amélioration de la performance.

L’inflexion que nous lui donnons (avec l’agilité radicale, dans la fresque de l’agilité) pousserait plutôt à remplacer la performance individuelle par la robustesse de l’équipe. Devenir meilleur ce serait donc viser la robustesse plus que la performance.

Le méliorisme paraît ancré dans les principes de l’agilité : progression à petit pas, action, expérience. L’articulation entre l’individu et le collectif est aussi au cœur de l’agilité.

Sur le comment (comment devenir meilleur), l’agilité présente trois types d’actions possibles :

  • apprendre,
  • s’améliorer dans la façon de travailler,
  • améliorer la vie des utilisateurs.

Apprendre

Il s’agit de développer ses capacités en pratiquant, avec des exercices, comme on le fait dans un sport. Par exemple au rugby, les enfants apprennent à faire une passe :

Entraînement à la passe au rugby

Dans une équipe un coéquipier essaie de travailler le mieux possible.

Il a besoin d’exercices pour acquérir la maîtrise des pratiques. Il peut en faire seul, mais au départ il est plus facile d’être guidé par un maître. L’agilité a repris la notion de Shu Ha Ri pour décrire cette forme d’apprentissage.

Apprendre en groupe est aussi au menu de l’agilité. Certaines équipes pratiquent le mob programming (que je présente comme la quintessence de la coopération dans Scrum édition 6) qui permet d’apprendre en travaillant ensemble.

Pour apprendre il faut du temps. Une technique éprouvée de l’agilité, c’est de le réserver dans une timebox. Avec le One hour learning, une équipe prend une heure tous les jours pour apprendre sur un sujet décidé en commun.

Dès sa genèse, l’agilité a mis en avant l’exigence de qualité dans le travail. L’importance de l’excellence technique se retrouve aujourd’hui dans le Software Craft.

Dans le dossier de Philosophie Magazine, trois grandes options éthiques pour s’améliorer sont présentées. Il m’apparaît que la façon d’apprendre dans l’agilité, en perfectionnant ses qualités techniques (et morales), correspond à l’école des vertus.

S’améliorer

Méliorisme renvoie à amélioration, un terme qui dans l’agilité est principalement associée à la rétrospective.

La puissance novatrice de cette pratique apparue il y a 20 ans, c’est que c’est un moment consacré par l’équipe rien qu’à ça, améliorer sa façon de travailler. Elle est essentielle dans l’émancipation des coéquipiers en leur laissant le pouvoir de décider comment mieux travailler ensemble.

C’est pourquoi la rétrospective est souvent considérée comme la pratique la plus importante. Elle donne à l’équipe la liberté — en principe — de fixer ses propres règles. Il s’agit d’un exercice de coopération qui comporte des délibérations et des prises de décision pour que l’équipe devienne meilleure. Les résultats de la rétrospective s’appliquent à tous et guident ainsi l’action de chacun.

Une rétrospective réussie donne une bonne articulation de l’individuel et du collectif (dont Catherine Malabou écrit qu’elle est indispensable pour espérer s’améliorer).

Cependant les rétrospectives ne sont pas toujours réussies. On y rencontre quelques antipatterns. On s’y heurte à une organisation englobante qui est parfois en contradiction avec les principes de l’agilité défendus par l’équipe, parce qu’on n’a pas déconstruit les anciens principes.

Certes, il y a d’autres voies que la rétrospective pour améliorer sa façon de travailler, comme l’intraspective.

Cette voie de l’amélioration plus ou moins continue, je la rattache à l’école des devoirs parmi les options éthiques de la philosophie : grandir en trouvant de façon autonome l’action bonne.

Améliorer la vie des utilisateurs

La préoccupation des besoins des utilisateurs est centrale dans l’agilité. Quelles que soient les pratiques (et même si elles ne le relèvent pas de l’agilité), une équipe devient meilleure si elle répond de mieux en mieux aux besoins de ses utilisateurs.

Cette préoccupation s’est retrouvée surtout dans la façon de prioriser le backlog. L’agilité met l’accent sur la valeur.

Mes réflexions m’ont mené de la valeur à l’utilité, puis à l’anti-utilitarisme.

Plus récemment nous avons ajouté, avec le souci du résultat du travail, la durabilité comme principe fondamental de l’agilité d’aujourd’hui. La préoccupation ne se limite plus aux utilisateurs, elle s’élargit à la maintenance du vivant.

Dans cette optique, la priorisation du backlog n’est pas le levier suffisant. Le souci du résultat s’apprécie dès la vision de ce qu’on veut faire et s’évalue dans les revues et par les boucles de feedback.

Cette réflexion poussée sur les impacts des actions réalisées par le travail de l’équipe se rapproche de l’école des conséquences, la 3e option présentée dans le dossier de Philosophie Magazine (un grand merci à ce magazine qui a inspiré mon article).