L'ennemi de l'agilité

Dans la présentation sur **L'agilité de la décroissance** que j'ai donnée à Agile Pays Basque, je fais l'hypothèse que l'agilité a le même ennemi que la décroissance.

L’ennemi doit être identifié pour être combattu.

Capitalisme

L’ennemi de la décroissance est le capitalisme.

Il me semble que les difficultés à implanter durablement l’agilité dans certaines organisations — en particulier les grandes entreprises — proviennent du même ennemi. Mais comme l’agilité n’est pas directement dans le domaine de l’économie, le bras armé du capitalisme dans les entreprises, c’est le management néo-libéral. Pour le désigner, Alain Supiot parle de la gouvernance par les chiffres.

Dans l’organisation du travail, et même dans les projets susceptibles d’êtres menés avec agilité, c’est le modèle dominant.

Je suis convaincu que le néo-libéralisme a insidieusement dénaturé l’agilité. À Bidart j’ai cité les principes d’individualisation (la performance individuelle) et de flexibilité du travail qu’on fait passer pour de l’agilité ou qu’on présente comme compatibles avec.

L’ennemi est identifié mais à quoi sert d’en avoir un ? Avant d’y venir, un peu d’histoire.

L’agilité s’est opposée depuis l’origine

Le Manifeste agile présente un positionnement contre le modèle dominant de l’époque. C’est une opposition gentille (les personnes et leurs interactions plus que les processus et les outils) mais cela reste une opposition face à un ennemi.

L’ennemi d’alors, c’était les processus lourds. Ce qui était moqué, c’était la face visible comme le cycle en V en France et le modèle en cascade (waterfall) ailleurs.

Un bel exemple de moquerie faite avec soin et par une bande d’agilistes dont on devine qu’ils y ont pris du plaisir, on le trouve encore sur le site Waterfall 2006.

Un bijou.

Rational

En fait il y a avait un autre ennemi, c’était Rational une société qui faisait des outils (Rose et bien d’autres) et avait mis au point un processus à vocation universelle (le RUP). Bien que proche de l’agilité (itératif et incrémental) le RUP était lourd. Oui les processus et les outils ça vient de là. Rational a disparu suite à son rachat par IBM.

La victoire rapide de l’agilité a mis fin au conflit. Tom de Marco a énoncé :

Agility: 1, everything else: 0.

C’était dans le domaine du génie logiciel. Depuis l’agilité n’a pas d’ennemi dans ce domaine (le Software Craft en est simplement la continuation).

Mais l’agilité est sortie de son domaine initial pour s’appliquer au travail en général. Elle n’a pas d’ennemi déclaré (à ma connaissance) mais un ennemi sournois est passé par la fenêtre pour freiner son application.

Besoin d’ennemi ?

La question, c’est de savoir si on a besoin d’avoir un ennemi clairement identifié.

La définition d’ennemi, donnée par le CNTRL :

Collectivité dont les conceptions idéologiques, les actions s’opposent fortement à celles de telle(s) personne(s), telle institution ou sont considérées comme nocives et devant être combattues.

On est des gentils dans l’agilité, on peut préférer adversaire à ennemi. J’ai montré des centaines de fois des dessins ou des images de mêlée de rugby à propos de Scrum, en précisant bien qu’une équipe n’avait pas une autre équipe en face. Pas de combat frontal, mais une lutte contre l’ennemi sournois qui provoque la dénaturation de l’agilité (ce qu’on appelle le faux-agile).

Pour répondre à la question, oui, nommer clairement un danger permet de mieux le combattre.

Le capitalisme est-il le bon ennemi ?

La question suivante c’est : est-ce que le capitalisme est le bon ennemi pour l’agilité ?

Je ne vois pas une équipe agile faisant de l’affinage du backlog dire à propos d’une story qu’elle est capitaliste. Je ne vois pas non plus une opposition des parties prenantes que l’équipe désignerait par capitalisme. Bref l’ennemi capitaliste n’est pas vraiment incarné. Même dans les multinationales avec à leur tête un milliardaire, cet ennemi paraît bien loin des décisions de l’équipe.

Deux lectures que je viens de faire pousseraient à considérer que le capitalisme n’est pas le véritable ennemi.

La première se base sur les travaux de Jacques Ellul (mort en 1994), que Philomag présente dans un article récent (réservé aux abonnés).

En 1954, Ellul disait déjà :

Le pouvoir et la capacité de reproduction de la valeur ne sont plus liés au capital mais à la technique. […] Le capitalisme est une réalité déjà historiquement dépassée. Il peut bien durer un siècle encore, cela n’a pas d’intérêt historique. Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c’est la technique.

Il ne sert donc à rien de lutter contre le capitalisme selon Ellul. La technique, dit-il, est devenue autonome : elle ne sert plus l’homme mais se sert de lui et lui impose ses propres fins – elle le requiert pour son incessant perfectionnement (c’était prémonitoire pour l’IA).

La solution ? Sortir du système. Ellul est l’auteur de cette formule :

Penser globalement, agir localement.

La 2e lecture c’est le livre de Yanis Vároufákis, présenté dans un entretien avec Romaric Godin dans Mediapart (accès réservé aux abonnés).

Dans son dernier ouvrage, Les Nouveaux Serfs de l’économie, l’ancien ministre des finances grec défend l’idée que le capitalisme a laissé place au techno-féodalisme.

le mode actuel de production est dominé par les grandes entreprises technologiques qui se rémunèrent sur des rentes numériques et non plus sur un système de profit issu de marchés concurrentiels.

Romaric Godin note à propos de l’idée de techno-féodalisme :

C’est un débat théorique qui peut sembler technique et vain. Mais, en réalité, il est crucial : en régime techno-féodal, l’essentiel de la lutte doit porter sur les géants de la technologie, qui sont les forces dominantes de l’histoire. Le capitalisme apparaîtrait même comme un « moindre mal » dans ce cadre, et le combat contre le secteur capitaliste vassalisé est un peu vain.

Cet ennemi-là, les GAFAM qui portent le techno-féodalisme, c’est plus dans le domaine d’action de l’agilité et c’est plus concret que d’avoir comme ennemi le capitalisme.

Agilité, quel ennemi finalement ?

Qu’on l’appelle capitalisme, société de consommation, management néo-libéral, système technicien ou techno-féodalisme, l’ennemi n’est pas suffisamment incarné pour qu’une équipe puisse invoquer un des ces maux pour, par exemple, refuser une story.

En revanche ce à quoi elle peut s’opposer, ce sont des personnes qui par leur pouvoir ou influence sur l’équipe, provoquent des antipatterns en poussant à suivre des principes opposés à l’agilité. Aux débuts de l’agilité, ces antipatterns pouvaient venir de l’équipe elle-même qui avait mal compris les principes. Maintenant ils viennent souvent du management (sponsors, parties-prenantes) qui est — consciemment ou pas — dans la gouvernance par les chiffres du néo-libéralisme.

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