Agile et Scrum, du pragmatisme plutôt que de l'empirisme
Pour en finir avec inspection et adaptation
L’agilité est généralement présentée comme une approche empirique. Scrum se réclame explicitement de l’empirisme en invoquant 3 piliers : visibilité, inspection et adaptation.
En lisant des textes sur le Pragmatisme dans Philosophie Magazine, je me suis dit que cette philosophie correspond mieux à l’agilité.
L’empirisme de Scrum
Revenons d’abord à l’association avec l’empirisme, qui remonte à loin.
Dès 2006
En 2006, j’écrivais dans un article :
… alors que je présentais Scrum comme étant un processus empirique à des étudiants, j’en vois quelques uns qui ouvrent des yeux ronds et puis la question qui vient :
" Qu’est-ce que ça veut dire, empirique ?"
Non, ça ne veut pas dire qui empire. L’empirisme est une doctrine épistémologique, comme le dit Wikipedia, et cela n’est pas enseigné dans les filières scientifiques, manifestement.
On ne sait pas tout prévoir à l’avance dans un environnement changeant, alors il faut, après avoir prévu un peu quand même, inspecter la situation courante et s’y adapter.
Empirisme, inspection et adaptation, des notions associées depuis longtemps à Scrum. Et encore de nos jours, c’est au coeur du dernier Guide Scrum.
Guide Scrum
En effet, dans le Guide Scrum de 2020, on peut lire :
Ces événements fonctionnent parce qu’ils mettent en œuvre les piliers empiriques de Scrum qui sont la transparence, l’inspection et l’adaptation.
En édictant cette assertion (non vérifiée), le Guide Scrum associe fortement l’empirisme aux rites. Le texte donne l’impression que dans chaque rite, l’équipe pratique inspection et adaptation ; ce n’est pourtant pas le cas pour la planification de sprint.
Inspection
À propos d’inspection, il est écrit :
Les artefacts Scrum et les progressions vers les objectifs convenus doivent être inspectés fréquemment et avec diligence pour détecter des écarts ou des problèmes potentiellement indésirables.
Malgré la formulation alambiquée, on comprend que l’inspection se pratique sur des documents et des plans (les artefacts). Bien sûr, il n’est pas dit que l’inspection est faite par une personne extérieure à l’équipe, mais comme il n’est pas non plus dit que c’est l’équipe qui inspecte, le doute est permis.
Adaptation
Le Guide Scrum présente enfin le 3e pilier, l’adaptation :
Si certains aspects d’un processus s’écartent des limites acceptables ou si le produit résultant est inacceptable, le processus appliqué ou les éléments produits doivent être adaptés.
Au lieu de ce galimatias, il aurait été plus clair d’évoquer explicitement la revue (qui porte sur le résultat) et la rétrospective (qui porte sur la façon de travailler). Il n’est pas dit qui décide de l’inacceptable ni qui lance l’injonction à s’adapter.
Cette façon de présenter l’empirisme avec l’inspection et l’adaptation dans le Guide Scrum présente de sérieuses lacunes, elle :
- confine l’empirisme à l’intérieur des rites,
- mélange produit et processus,
- n’évoque pas le qui, les personnes,
- ne désigne pas les différentes cadences (jour pour la mêlée, sprint pour les autres rites).
Surtout, elle donne une idée déshumanisée de l’empirisme, en le basant sur l’évaluation de documents ou d’indicateurs. Les personnes (et leurs interactions) sont ignorées. C’est pourquoi il convient de déconstruire le Guide Scrum sur ce sujet aussi.
Déconstruction d’inspection et adaptation
Inspection et adaptation, ces mots ne m’avaient jamais emballé mais je les avais conservés, jusqu’à l’édition 6 de Scrum, où je les remplace par réflexion et amélioration :
Réfléchir et améliorer, ce sont des principes de l’empirisme. Ils constituent une version plus douce que les mots Inspection & adaptation généralement utilisés pour décrire l’empirisme de Scrum.
En effet, inspecter est très connoté contrôle (et commande) et s’adapter constitue souvent une injonction menant au faux-agile.
La réflexion consiste à regarder les choses visibles et à évaluer des écarts éventuels par rapport aux attentes. L’amélioration, c’est la capacité de l’équipe à changer si elle constate des écarts significatifs à la suite de la réflexion.
Par attentes, il faut comprendre résultat attendu. Cela nous amène au pragmatisme.
Pragmatisme
Bien sûr, ce ne serait pas du tout pragmatique de passer du temps à discuter pour savoir si Scrum est empirique ou pragmatique, si cela ne change pas le résultat. En effet, le pragmatisme vise à interpréter chaque action en fonction de ses conséquences pratiques.
Origine du pragmatisme
C’est une notion qui se rapproche de l’empirisme pour l’importance donnée à l’expérience, mais qui va plus loin.
Le pragmatisme se distingue de l’empirisme en ce qu’il ne conçoit pas le sujet de l’expérience séparément de son objet : les individus baignent dans le monde, interagissent avec lui, le transforment et sont transformés par lui.
Le mot a été inventé par Peirce en combinant pragma (action en grec) et praktich (en allemand, le rapport de l’être humain au monde). Peirce invite à :
considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception.
Le mouvement naît avec le philosophe américain Williams James. Avec lui, on peut considérer le pragmatisme selon 3 axes :
- une théorie,
- une méthode,
- une attitude générale.
Le pragmatisme s’intéresse au réel non pas comme à une chose donnée mais comme à une chose toujours en train de se faire (un work in progress). William James propose de se ramener au flux de son expérience.
Pragmatisme et agilité
Cela me conduit à interpréter l’agilité comme fondamentalement pragmatique.
En effet :
- Elle invite à une réflexion continue.
- Les boucles de feedback intègrent le flux de l’expérience.
- L’agilité pousse à se concentrer sur la valeur du résultat donné, sous toutes ses formes.
- Les idées sont envisagées comme des hypothèses qu’il convient d’expérimenter.
Comme l’agilité, le pragmatisme est une notion qui peut être mal comprise. Le faux pragmatisme se base non pas sur des véritables expérimentations, mais plutôt sur les points rigides d’un processus pensé par les experts et des leaders. C’est ce à quoi peut conduire le Guide Scrum avec ses inspections et adaptations. L’absence de véritables boucles de feedback, c’est ce qui caractérise le faux agile.
Des penseurs inspirants du pragmatisme
Commençons par Bruno Latour, qui nous a inspirés pour lancer l’agilité radicale. C’est par sa lecture que nous est venue l’idée de la rétroconfinement.
John Dewey nous aide à différencier l’agilité de la flexibilité, qui est une adaptation de l’homme au management capitaliste. Il y oppose une intelligence collective capable d’expérimentations qui font progresser chacun, et le groupe dans son ensemble. Cela demande des temps de réflexion et de la stabilité.
Joëlle Zask est une philosophe française spécialiste du pragmatisme (c’est la traductrice de Dewey). Elle intègre les dimensions sociales et écologiques dans le pragmatisme.
Le considérant comme un outil pertinent pour appréhender la complexité du monde contemporain, elle a cette très belle définition, qui sied bien à l’agilité :
Le pragmatisme est une réévaluation critique constante des fins. C’est une philosophie de la création de valeurs.
Baptiste Morizot se réclame du pragmatisme dans l’entretien qu’il accorde à Alexandre Lacroix à propos de la parution de L’inexploré.
Une équipe pragmatique
Un autre intérêt du mot est qu’il s’associe à une équipe. Si on ne peut pas dire qu’une équipe est empirique, on dira sans problème d’une équipe qu’elle est pragmatique.
L’exemple typique d’équipe pragmatique cette semaine, c’est l’équipe de France de rugby.