L'individualisation du travail va à l'encontre de l'esprit d'équipe

Ajoutée à la division du travail et à celle du temps, l'individualisation du travail est à l'opposé de ce que propose l'agilité pour une équipe.

Sommaire

Après la division du travail et celle du temps, la partie déconstruction du travail de la Fresque de l’agilité aborde l’individualisation, qui est en quelque sorte une division des personnes.

Ce mouvement vers l’individualisation, poussé par le néolibéralisme, est arrivé à la suite du taylorisme. Il a imprégné plus récemment le monde du travail pour continuer à (espérer) augmenter la productivité.

Nous allons décliner 3 pratiques marquantes liées à l’individualisation du travail :

  • la récompense au mérite,
  • la spécialisation,
  • la certification professionnelle.

Pour chacune, nous présenterons :

  • l’intention initiale du taylorisme et ses dérivés,
  • les problèmes que cela engendre pour les coéquipiers, mais aussi pour les utilisateurs et le sponsor,
  • les pratiques de substitution pour une équipe agile, permettant de répondre aux problèmes.

La récompense au mérite est contreproductive

L’intention est d’inciter à travailler plus

La récompense au mérite a été mise en place pour inciter les gens à travailler plus. Une formule qui défend le mérite, c’est le fameux travailler plus pour gagner plus.

Problèmes avec le mérite

La constatation des problèmes provoqués par la méritocratie ne date pas d’aujourd’hui. En 2007, j’avais publié un article avec ce titre, qui citait Esther Derby, elle-même citant Deming (oui celui de la roue).

Mauvais résultats de l’équipe à cause de la compétition

Je vous remets le texte de Deming :

The idea of merit rating is alluring. The sound of the words captivates the imagination: pay for what you get; get what you pay for; motivate people to do their best, for their own good.

The effect is exactly the opposite of what the words promise. Everyone propels himself forward, or tries to, for his own good, on his own life preserver. The organization is the loser.

Merit rating rewards people who do well within the system. It does not reward attempts to improve the system.

Plus récemment nous avions choisi le livre de Michael Sandel La tyrannie du mérite pour un klub de lecture, dont voici la 4e de couverture :

Face aux écueils d’une méritocratie qui engendre excès d’orgueil et humiliation, Michael J. Sandel rappelle qu’il est plus que jamais nécessaire de revoir notre position vis-à-vis du succès de l’échec, en prenant davantage en compte la part de chance qui intervient dans toutes les affaires humaines et en prônant une éthique de l’humilité plus favorable au bien commun.

Insécurité psychologique

Pourtant cela reste une croyance forte, qui entraîne de la souffrance au travail. Cette souffrance vient de l’insécurité psychologique des coéquipiers, de la peur qu’on ne reconnaisse pas leur mérite.

L’évaluation du mérite est pratiquée avec les entretiens annuels avec des managers qui assignent des objectifs individuels.

Cette pratique pousse à une compétition exacerbée pour montrer qu’on mérite d’être mieux payé. De nombreuses études (citées dans le livre de Sandel) prouvent que les résultats collectifs sont moins bons.

Donc, en plus de la souffrance pour ceux qui la subissent, la récompense au mérite entraîne de moins bons résultats pour le sponsor et une qualité dégradée pour les utilisateurs, car on est poussé à se faire bien voir du manager plutôt qu’à satisfaire les besoins des utilisateurs.

Dans L’aporie du mérite, Hubert Guillaud évoque le livre de Sandel et aussi celui de Samah Karaki Le talent est une fiction.

Comment faire autrement

L’agilité met l’accent sur le travail en équipe. C’est la coopération qui permet d’obtenir le résultat. L’entraide est au coeur du travail en équipe.

Comme c’est le collectif qui compte, l’agilité élimine les mesures individuelles de performance. Ce point est mis en avant depuis longtemps, par exemple dans cet article de 2007.

Les individus ne sont plus considérés comme des ressources interchangeables. La recherche de la convivance, c’est à dire du vivre ensemble, est le premier objectif dans la constitution d’une équipe.

La spécialisation pousse à l’individualisme

L’intention est de maximiser la performance

Dans sa recherche d’optimisation de la performance, le management a poussé la logique de division du travail avec la spécialisation. En effet, en allouant les tâches à des spécialistes (susceptibles d’aller plus vite), la croyance est que la performance sera optimale.

On a donc cherché à spécialiser les travailleurs dans les compétences qu’ils possédaient déjà, et en les renforçant.

À propos de spécialisation, un article de 2008 donne une bonne idée de la discussion : vaut-il mieux des spécialistes ou des généralistes ?

Problèmes avec la spécialisation

Silos

Des optimisations locales ne donnent pas une optimisation globale. En fait un travail qui passe par différents spécialistes provoque des goulets d’étranglement. L’organisation en silos de spécialistes provoque des dépendances, et finalement une moins bonne productivité pour le sponsor.

Manque d’ouverture d’esprit

Pour les travailleurs eux-mêmes, la spécialisation amène à un manque d’ouverture sur le travail des autres ; elle entraîne de l’ennui dans le travail, un manque de curiosité, un statu quo dans leurs capacités.

Alternatives avec l’agilité

L’agilité promeut des équipes auto-organisées et pluridisciplinaires.

Il s’agit donc d’une dé-spécialisation des métiers pour favoriser l’acquisition de capacités transverses ou nouvelles, celles choisies par les coéquipiers eux-mêmes.

Cette augmentation des capacités de chacun est obtenue par l’apprentissage continu.

La certification c’est pipeau

L’intention est de standardiser les compétences

En rendant interchangeables les personnes, la certification professionnelle cherche à standardiser les compétences, pour donner confiance aux recruteurs.

Problèmes avec la certification

Coût des formations professionnelles

La certification, en particulier dans le domaine de l’agilité, est gérée par des organismes qui recherchent le profit. Elle représente un gaspillage de temps et d’argent pour les entreprises. Elle pousse à adopter une méthode (par exemple SAFe), provoquant ainsi le retour à des processus lourds et l’appel à des consultants.

J’ai écrit de nombreux articles sur la certification Scrum.

Perte du savoir-faire contextuel

Pour les travailleurs, la certification provoque une perte du savoir-faire contextuel, qui permet pourtant de mieux affronter les aléas du quotidien.

Le travail sans certification professionnelle

On peut se passer de certification en pratiquant la reconnaissance par les pairs.

On peut apprendre et acquérir de nouvelles capacités par la réciprocité et les réseaux d’entraide.


En conclusion sur cette partie, je reprends une citation, lue dans Philosophie Magazine, de Juan Manuel Aragüés, « Désir de multitude », 2021 :

Le néolibéralisme, tout en s’efforçant de construire un sujet fortement individuel et doté de traits distinctifs très marqués, se fait également un devoir de rendre impossible la construction de sujets collectifs.

C’est cet individualisme que nous cherchons à déconstruire avec la Fresque de l’agilité.