L'agilité est un mouvement d'émancipation des travailleurs
Le premier mai, fête des travailleurs, c'est le bon moment pour déconstruire la flexibilité du travail, présentée à tort comme de l'agilité.

Après la division du travail, la division du temps et l’individualisation, la flexibilité du travail est un avatar du management libéral des organisations visant à mieux s’adapter aux contraintes du marché.
Adaptation ? Tiens, dans le Manifeste agile de 2001, on trouve “s’adapter au changement”.
Pas étonnant alors que des spécialistes de la flexibilité du travail la décrivent comme une adaptation agile des organisations et parlent alors d’agilité organisationnelle. L’agilité est un mouvement qui a vite été récupéré…
Nous allons décliner 3 exemples de cette imposture — faire passer leur flexibilité pour de l’agilité — avec vélocité, multitâche et profit.
Pour chacune, nous présenterons :
- l’intention initiale du management,
- les problèmes que cela engendre pour les coéquipiers, mais aussi pour les utilisateurs et le sponsor,
- les pratiques de substitution pour une équipe agile, permettant de répondre aux problèmes.
Vélocité
Vélocité c’est une notion issue de l’agilité au départ, qui est devenue emblématique du faux agile.
Intention de vitesse
L’idée de vitesse, voire d’accélération, est poussée par le management, représenté par le sponsor d’une équipe. L’intention de départ est d’aller plus vite sur le marché (le time-to-market).
L’intention de la vélocité c’était simplement de collecter des mesures historiques pour en déduire la capacité de l’équipe. Cette intention a été pervertie en idée de vitesse qui doit croître.
Problèmes liés à la vélocité
La vélocité, j’en ai beaucoup parlé dans ce blog entre 2006 et 2012. Puis j’ai arrêté, constatant qu’elle était souvent mal utilisée. Pourtant, j’avais écrit dès 2007 que la vélocité n’était pas une mesure de productivité et qu’elle n’avait pas vocation à croître.
Stress dû à la pression de la vitesse
Le développement de l’agilité, à ses débuts, s’est fait avec la mesure de la vélocité, comme alternative aux mesures de gestion de projet traditionnelle. Les managers tout contents de trouver un chiffre, l’ont utilisée pour mettre la pression sur l’équipe.
L’idée de vitesse est appliquée sur les gens au lieu de rester sur le résultat. Cela provoque sur les coéquipiers un stress, parfois renforcé par l’usage du mot sprint, un mot mal choisi.
Dette technique et bugs (qualité dégradée)
Cette injonction à augmenter la vélocité entraîne inexorablement une qualité dégradée sur le résultat. Alors que l’agilité met pourtant l’accent sur la qualité, la vélocité a contribué à produire de la dette technique.
Se passer de la vélocité
L’agilité pousse, à juste titre, à raccourcir le délai entre la demande d’un utilisateur et la mise en service par l’équipe d’un résultat qui y répond.
Autant oublier la vélocité pour y arriver, en revenant aux racines du Manifeste :
- Le rythme soutenable est un des douze principes.
- Les livraisons fréquentes est le premier principe.
- L’excellence sur les pratiques d’ingénierie y est vivement recommandée (ce qu’on appelle maintenant, pour le logiciel, le Software Craft).
Multitâche
C’est une façon de manager des personnes en prétextant les demandes des utilisateurs pour leur donner plusieurs choses à faire en même temps.
Intention du multitasking
L’intention première est probablement l’adaptation à des changements qui représentent une certaine urgence.
On peut y voir aussi l’intention d’occuper les gens, ce qui rejoint le taylorisme (Taylor voulait éviter la flânerie des ouvriers), avec l’idée qu’il vaut mieux leur faire faire quelque chose plutôt que profiter des moments de ralentissement pour réfléchir ou se détendre.
Problèmes avec le multitâche
Ralentissement à cause du délai d’immersion
Du point de vue de l’avancement du travail, le multitâche provoque un délai d’immersion qui est le temps passé à changer de contexte. Ce temps est d’autant plus important que le sujet (la tâche) est difficile ou mal connue du travailleur.
Si on se préoccupe de l’efficacité, le multitâche est donc clairement contreproductif.
Fatigue morale du travail dans l’urgence
Du point de vue du travailleur, le multitâche imposé (celui voulu est différent, il peut permettre d’alterner après une réflexion intense) est une source de stress et de fatigue.
Traitement de la demande allongé
Pour les utilisateurs le multitâche conduit à avoir un délai plus grand entre leur demande et la réponse à cette demande.
Il leur donne l’impression que le travail pour eux avance, mais ils ne voient rien de fini. Finalement la vitesse à laquelle ils ont des résultats diminue.
Arrêter le multitâche
Avec le slogan Arrêter de commencer, commencer à finir l’agilité prône la focalisation, c’est-à-dire de se concentrer sur une tâche pour la finir vite sans être interrompu.
La focalisation se pratique aussi au niveau de l’équipe, pour finir un travail (par exemple une story).
Plutôt que de découper le travail selon les personnes, Kanban est orienté flux. La limite explicite, pratique issue de Kanban consistant à limiter le travail en cours (WIP), sur des activités permet de fluidifier le travail dans son ensemble.
Profit
Maximiser la valeur économique
La flexibilité du travail cherche à adapter une organisation aux besoins du marché dans le but de maximiser les profits.
Accroître la valeur économique (ou valeur marchande) est l’objectif de cette forme d’organisation du travail.
Problèmes avec le travail basé uniquement sur la valeur économique
Utilisateurs passant après les actionnaires
Les utilisateurs sont insatisfaits, leurs besoins ne sont pas considérés en premier.
Perte de sens pour les travailleurs
Les travailleurs souffrent de la perte de sens de leurs actions, ils ne sont pas alignés sur une mission à laquelle ils pourraient adhérer. De plus les enjeux actuels liés aux limites finies des ressources planétaires sont ignorés.
Impact sur l’environnement oublié
L’agilité n’est pas un outil neutre, qui pourrait servir à bien développer des produits mauvais pour des personnes et pour leur environnement. C’est pourquoi nous incluons dans la réflexion stratégique l’impact sur le vivant.
En finir avec le profit
L’agilité pousse à se concentrer sur la valeur du résultat donné, sous toutes ses formes, pas uniquement sur la valeur économique.
Pour que le travail soit réellement porteur de sens, il faut développer la conscience de ce que nous faisons en travaillant, c’est-à-dire se préoccuper de la façon dont le résultat du travail est utilisé. Il faut donc redéfinir la notion de valeur :
- la valeur d’usage (en réponse au besoin des utilisateurs !),
- la valeur d’apprentissage,
- la valeur sociale,
- la valeur écologique.
En conclusion, l’agilité n’est pas de la flexibilité, qui est une adaptation de l’homme au management capitaliste. John Dewey, philosophe pragmatique, y oppose une intelligence collective capable d’expérimentations qui font progresser chacun, et le groupe dans son ensemble.