La division du travail nuit aussi aux usagers

La division du travail est néfaste aux salariés ; elle nuit aussi aux usagers

Sommaire

Aux débuts de l’agilité, j’essayais de convaincre que la division du travail n’était pas du tout une bonne idée pour le développement de logiciel, qu’elle nuisait aux coéquipiers et à l’organisation. Maintenant, en tant que cycliste dans ma ville, je constate que la division du travail est toujours appliquée, y compris dans les collectivités locales, et qu’elle nuit aussi aux usagers.

Récits sur la division du travail

Quand j’ai commencé à écrire des articles et des livres sur l’agilité et à aller dans les conférences, les sujets qui revenaient souvent avaient un rapport avec la division du travail. En voici quelques exemples.

MOA MOE

Ah, un vieux sujet de discussion dont on pourra retrouver quelques traces.

La séparation entre MOA et MOE est typiquement un vestige de la division du travail à la mode française.

Équipe de validation indépendante

J’ai dû combattre, avec d’autres, la croyance qu’il fallait une équipe de validation (appelée parfois équipe V&V pour vérification et validation) indépendante de l’équipe de développement.

Contrat au forfait

Un argument souvent opposé à l’agilité dans ces années-là, c’était : le contrat au forfait, une forme poussée de division du travail entre le client et le fournisseur.

Les réponses des agilistes ont oscillé entre :

  • mais oui on peut faire de l’agilité avec un contrat au forfait, voici comment (par exemple, puis plein de contrats agiles au forfait ou alors de contrats de forfait agile sont apparus),
  • arrêtez les contrats au forfait.

Domaine de la connaissance et des services

Moi qui travaillais dans le développement de logiciel depuis plus de 20 ans à cette époque, je n’avais jamais rencontré dans mes projets ni MOA ni MOE ni contrat au forfait et pas beaucoup de spécialistes. Je n’avais donc aucun mal à les considérer comme inadaptées au développement de logiciel. Mais pour d’autres, ces pratiques étaient courantes.

La division du travail a été imaginée pour de la fabrication d’éléments physiques par des ouvriers. Son industrialisation avec le taylorisme a rendu possible la fabrication à grande échelle.

Mais l’idée que ceux qui agissent n’ont pas besoin de penser n’est pas une norme universelle.

Il est plutôt évident qu’elle ne s’applique pas au domaine de la connaissance. Même pour la production d’objets dans les usines, une approche bien différente, celle de Toyota, a montré que le taylorisme n’était pas la meilleure option. D’autre part, on sait depuis longtemps (au moins depuis Les Temps Modernes de Charlie Chaplin) que la division du travail entraîne beaucoup de souffrance pour les employés.

Cependant la division du travail est encore mise en oeuvre aujourd’hui dans les services, ceux offerts par le numérique, mais aussi dans les services pour les usagers des collectivités.

Division du travail dans les collectivités

En effet, en tant que cycliste (et piéton) impliqué dans les défense des mobilités actives dans ma ville, je me suis rendu compte de problèmes concrets de voirie et d’infrastructure venant de la division du travail.

De ce que je comprends, un travail, même simple, pour un aménagement cycliste se décompose en plusieurs tâches et fait intervenir des élus (à plusieurs niveaux dans une communauté de communes comme chez moi), les services techniques et des sous-traitants.

Je ne sais pas si les agents des collectivités souffrent de la division du travail (ni les sous-traitants, car pour les nouveaux aménagements, l’appel à la sous-traitance semble généralisé).

Ce que je constate c’est que les usagers — dans mes exemples ce sont des cyclistes — subissent les désastres de la division du travail.

Travaux sur le Canal du Midi

VNF (Voies Navigables de France) procède à l’abattage des platanes atteints par le chancre coloré. Le parcours cyclable qui longe le canal doit être fermé à la circulation.

Pour ces travaux réalisés en mars, la division du travail a provoqué un déficit d’information pour les usagers :

  • fermeture du parcours cyclable au dernier moment sans annonce préalable,
  • déviation complètement farfelue,
  • pas d’annonce de la fin des travaux.

Aménagement d’une nouvelle piste cyclable

Un tronçon de piste cyclable (et piétonne) a été aménagé pendant l’été 2022. La fin des travaux était annoncée pour septembre. En octobre, c’était presque fini, on se disait que les délais avaient été presque tenus. On pouvait rouler à vélo ou marcher sur ce tronçon.

Mais il manquait la signalisation et le marquage, réalisés par d’autres entreprises sous-traitantes, et le raccordement du tronçon à des deux extrémités.

Six mois plus tard, ce n’est toujours pas fini. La signalisation a été faite, mais elle est mal faite, parfois farfelue.

Une réalisation farfelue, c’est la conséquence directe de la division du travail. L’entreprise mandatée pour une action ne sait pas à quoi elle sert pour l’usager (parce qu’elle n’a probablement aucune compétence dans les aménagements cyclables) alors elle fait un truc histoire de faire quelque chose. Mais cela n’a pas de sens.

Le raccordement avec les aménagements existants n’est pas toujours pas fait. On a une belle piste cyclable et après il faut se débrouiller pour traverser et retrouver un équipement.

La division du travail dans les collectivités entraîne des délais énormes pour obtenir un aménagement fini, et des situations d’insécurité en attendant avec du pas fini ou du mal fini. Cela a des conséquences néfastes pour les usagers qui essaient tant bien que mal de trouver des solutions de contournement.

Déconstruction de la division du travail

Dans la Fresque de l’agilité, nous proposons de déconstruire le travail et cela commence par la déconstruction de la division du travail.

Le choix que nous avons fait est de la présenter selon ces 3 notions : processus, hiérarchie et contrôle (ça se discute bien sûr, on ne cherche pas à en faire un modèle).

Pour chacune, voyons quelle était l’intention de départ (du taylorisme), les problèmes engendrés et les substitutions apportées par l’agilité (ou autre chose qui va bien).

Processus standardisé

Intention avec la standardisation des processus

L’intention d’Adam Smith et des ses successeurs de l’économie libérale, c’est la productivité. La division du travail, en identifiant des tâches élémentaires pouvant être répétées, a pour objectif l’augmentation de productivité.

Cela a fonctionné, mais à quel prix ?

Problèmes avec la standardisation des processus

Les travailleurs (ou coéquipiers) subissent quelques désagréments des processus qu’on leur impose.

Perte d’initiative

Quand il effectue une petite tâche, le travailleur n’est plus en mesure d’appréhender l’ensemble du travail, il perd la notion de sa finalité. En suivant le processus qu’on lui impose, il va perdre l’initiative que lui permettait son savoir-faire.

Bureaucratie

En général, la division du travail s’accompagne d’une augmentation de la bureaucratie, avec des règles, des documents pour les décrire et des rapports pour vérifier leur application.

De plus, dans le domaine de la connaissance et des services, la standardisation est contre-productive, car, contrairement à la production de masse, les façons de faire ne sont pas les mêmes d’un contexte à un autre.

Pratiques de substitution

Au début des années 2000, l’agilité est arrivée en réponse aux processus lourds (hérités du taylorisme et ses avatars).

Cela se concrétise en une façon de travailler différente, moins linéaire, moins répétitive, tenant compte de la situation et surtout toujours en mouvement.

L’agilité est une nouvelle philosophie du travail.

C’est peut-être le pragmatisme, plus que l’empirisme, qui définit le mieux cette approche.

Le pragmatisme s’intéresse en premier au résultat, aux conséquences de ses actions pour les utilisateurs, et pas au suivi d’un processus pensé par un expert.

L’équipe fait des expérimentations et évalue leurs résultats pour les intégrer dans le flux de son travail.

Hiérarchie

Intention du taylorisme

La hiérarchie, avec un chef et des subordonnés, a été instaurée pour prendre des décisions rapidement. Plutôt que de rechercher le consensus, le chef décide.

Effectivement cela va plus vite. Mais cela crée des frustrations.

Problèmes avec la hiérarchie dans le travail

Baisse de l’implication

Les subordonnés réfléchissent moins, car ils ne sont pas parties prenantes des décisions. Ils perdent leur motivation et deviennent moins impliqués.

Mauvaise ambiance

Dans un système hiérarchique, les employés peuvent souffrir du manque de dialogue, dans le cas où le chef a été imposé et ne bénéficie pas d’une autorité naturelle pour son équipe. L’ambiance se détériore.

Substitution à la hiérarchie

L’agilité promeut l’équipe auto-organisée.

Il n’y a donc pas de chef : la plupart des décisions sont collectives. Pour ne pas trop ralentir certaines décisions, des leaders sont désignés, ponctuellement comme dans la sollicitation d’avis ou avec le rôle de Product Owner pour les décisions sur le produit.

Contrôle

Intention de départ

Le contrôle, d’abord effectué sur les pièces fabriquées, s’est déplacé avec la mise en place des processus, sur la conformité au processus des actions réalisées par les travailleurs. Cela peut être le chef qui contrôle, mais le plus souvent le contrôle est fait par une personne extérieure à l’équipe.

Problèmes avec le contrôle sur les personnes

Perte de temps

On se rend vite compte que les contrôles font perdre du temps pour des résultats qui n’apportent pas toujours de la valeur.

Aujourd’hui de plus en plus de contrôles sont faits par des outils. Les outils informatiques pour le reporting c’est beaucoup de temps passé dessus sans qu’on sache à quoi ça sert.

Anxiété

Le fait d’être contrôlé entraine de l’anxiété pour le travailleur qui se sent surveillé.

Besoins des utilisateurs ignorés

Enfin cela a favorisé l’appel intensif à la sous-traitance, une forme de division du travail qui accentue l’ignorance des besoins utilisateurs et entraîne des tiraillements entre les personnes.

La sous-traitance accentue les tiraillements

Un dessin d'Étienne Appert qui figure dans L'art de devenir une équipe agile

Faire autrement

L’agilité préconise la confiance plutôt que le contrôle.

Cela ne signifie pas que le travail d’une personne ne doit pas être validé, mais qu’il ne l’est pas par une personne extérieure à l’équipe.

Pour suivre l’avancement du travail sans de contrôle externe, les outils low tech comme le management visuel sont préférés (pour une validation par les pairs).

La définition de fini permet de s’entendre collectivement par ce qu’on attend par fini, puis de l’appliquer en livrant des résultats avec le niveau de finition attendu. On a vu que ça manquait cruellement pour les aménagements cyclistes de ma commune.