Agilité, de la valeur et des valeurs
Aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années.
On dit que l’agilité est orientée valeur —on cherche à produire de la valeur— et on entend aussi qu’une équipe agile possède des valeurs.
Deux sens différents du mot valeur, un mot qui est largement utilisé (par moi le premier) mais qu’est-ce qu’on fait de cet usage de valeur ? Réflexions.
La valeur dans le Manifeste agile
Le mot valeur apparait bien dans le Manifesto mais dans aucun des deux sens évoqués. Il est utilisé dans l’introduction pour annoncer la comparaison qui va être faite :
We are uncovering better ways of developing software by doing it and helping others do it. Through this work we have come to value: this over that
À noter que “this over that” est souvent qualifié de valeur, bien à tort. Les personnes et les interactions ne sont pas une valeur pas plus que les processus et les outils. L’ensemble ne donne pas non plus des valeurs, mais des comparaisons de … de quoi ?
Dans un article récent sur le Manifeste, je fais l’hypothèse qu’il s’agit de philosophie du travail (méthode), cycle de vie, sens et … valeur.
La valeur apparaît dans le premier principe qui accompagne le Manifeste :
Our highest priority is to satisfy the customer through early and continuous delivery of valuable software.
Valuable software. La traduction française dit “à grande valeur ajoutée”. L’agilité vise à fournir un logiciel de valeur. Maintenant que l’agilité n’est plus réservée au logiciel, on dira un résultat de valeur.
On ne trouve pas de traces de ce 2e sens, les valeurs de l’équipe, dans le Manifeste.
Origine du mot valeur
À l’origine la valeur n’est ni associée à une chose (le résultat) ni à une équipe, mais à une personne. Tout le monde se souvient du Cid :
aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années
Dans son livre Petite philosophie des arguments fallacieux, Luc de Brabandère revient sur l’histoire du mot valeur :
Au départ, la valeur est associée à la vie, à la puissance et au courage. Au Moyen Âge, le mot apparaît dans la langue française et le chevalier qui n’avait pas peur était dit “valeureux”.
Le mot valeur a été ensuite utilisé dans plusieurs domaines :
… Mais ce sont les économistes qui ont apparemment pris le dessus en créant un lien très fort entre valeur et argent.
C’est de cette notion économique que provient l’usage de la production de valeur de l’agilité.
Luc de Brabandère poursuit l’histoire du mot :
Le dernier glissement sémantique est apparu au 18e siècle quand le mot valeur a été progressivement utilisé pour désigner une qualité digne d’estime. Et celui ou celle qui véhicule ces qualités est appelé une personne de valeur.
C’est ce sens qui est utilisé quand parle de valeurs d’entreprise ou de valeurs d’équipe, comme avec l’agilité. Au pluriel, car une valeur fonctionne rarement seule.
Les valeurs de l’équipe
Pas de valeurs au sens qualités dans le Manifeste, mais on en trouve dans les deux principales méthodes de l’époque, XP et Scrum.
De mon côté j’ai varié dans l’intérêt porté à ces valeurs. D’abord très réticent à les évoquer, j’ai ensuite évolué après un Agile Games France. Il y avait un atelier où on nous donnait plein de cartes avec des valeurs (courage, etc.). Le groupe devait éliminer pour n’en garder que quelques unes (6 je crois). Un atelier de type scierie (on coupe).
Je l’ai donné de nombreuses fois, avec des variantes, dans mes formations et mes accompagnements. En général, ça se passait bien, le groupe délibérait gentiment et arrivait assez vite à converger vers quelques valeurs.
Un atelier qui marchait mais est-ce que son résultat (une liste des valeurs d’équipe) servait à quelque chose ? Aujourd’hui j’en doute. Afficher le courage comme valeur d’équipe ne la rend pas plus courageuse. La notion est trop abstraite quand elle s’attache à un groupe.
Les valeurs d’une entreprise, c’est essentiellement de l’affichage, ça ne se reflète pas souvent dans les actions. À une plus petite échelle, c’est pareil pour une équipe.
C’est la raison pour laquelle dans Scrum édition 5, j’ai glissé de valeurs à éthique :
…nous avons mis en avant, pour l’équipe, l’accord sur des valeurs communes partagées par tous. On peut y parvenir avec des ateliers. Mais les valeurs, c’est difficile à aborder lorsqu’une équipe se met en place, comme dans le prélude. Et c’est trop souvent récupéré par les communicants des organisations. C’est pourquoi je suggère de se positionner par rapport à une éthique. C’est pour être plus efficace sur la longueur qu’une éthique d’équipe est utile. Elle contraint à court terme mais s’avère profitable à plus long terme pour la motivation et l’apprentissage.
Et je suggérais de s’appuyer sur l’éthique de la permaculture :
Comme définir une éthique est en général hors de portée d’une équipe qui démarre, je propose de reprendre celle, à vocation universelle, de la permaculture.
La permaculture présente 3 piliers éthiques : Prendre soin de la Terre, Prendre soin des gens, Partager les résultats.
Dans l’édition 6, je suis passé à idéal. Il ne s’agit pas de définir un idéal commun à toute l’équipe, mais de les partager pour évaluer la capacité à vivre ensemble (la convivance) :
Suivre son idéal c’est une exigence qu’un coéquipier se donne, une contrainte, une limite dans l’exécution de son travail, et cela n’est pas réservé aux seuls aspects techniques. Le partage des idéaux individuels entre toute l’équipe permet de se faire une idée de la possibilité du vivre ensemble.
La valeur du résultat
Suite au premier principe du manifeste, la gestion de projet est renversée dans un développement agile : l’objectif n’est pas les délais et le coût mais la valeur. Peu importe les délais et les coûts si le résultat apporte de la valeur significative.
Il y a une quinzaine d’années, les présentations sur l’agilité incluaient souvent le triangle renversé de la gestion de projet pour illustrer le changement de paradigme :

À quoi sert de se préoccuper de la valeur du résultat ? à décider sur les priorités des morceaux (stories, fonctionnalités) qui forment le résultat.
À la même époque, pour sensibiliser à cette approche, on jouait des ateliers comme :
- priority poker,
- business value game ou jeu de la valeur métier.
La précision de valeur métier (business value) commence à faire penser qu’il y a plusieurs types de valeur que celle liée au business.
Effectivement, il est important de distinguer la valeur d’usage (le bénéfice pour les utilisateurs) de la valeur économique (le revenu pour le sponsor) au moment de la mise en service.
Un autre type de valeur, la valeur d’apprentissage s’acquiert chaque fois que l’équipe obtient un résultat.
Les crises actuelles poussent à considérer d’autres valeurs : la valeur écologique et la valeur sociale. Elles ont émergé dans cette présentation donnée au début du confinement, comme marqueurs de l’agilité radicale.
Finalement cette orientation valeur de l’agilité consiste à s’intéresser aux bénéfices attendus par le résultat obtenu par l’équipe :

Si l’équipe a des valeurs, elles devraient se refléter dans l’importance donnée aux valeurs du résultat qui y correspondent.