La préface de mon livre Scrum édition 6

Scrum édition 6 possède une nouvelle préface, toujours écrite par Pablo Pernot. Nouvelle et toujours inspirante.

La voici :


C’est la (pas si) nouvelle marotte, Scrum serait has been, obsolète, trop rigide, trop inadapté, trop grossier, trop réducteur. Et l’agile mort, incompris, vendu et j’en passe.

Il faut dire que les créateurs eux-mêmes de Scrum, Ken Schwaber et Jeff Sutherland ont abandonné toutes résistances à l’argent facile et ont écrit dans leurs dernières communications une apologie de ce que les grandes multinationales demandent, une apologie qui va à l’encontre même des principes de Scrum. Les plus bienveillants d’entre nous expliquent qu’ils se sont juste mal exprimés. Nous savons cependant tous qu’ils sont hors-jeu.

Eh oui, Scrum s’impose aujourd’hui aux grandes multinationales et, contraintes de faire avec, elles usent de toutes leurs forces, de tous leurs tours pour le vider de sa substance, et n’avoir finalement qu’un effort d’affichage à réaliser.

Mais pourquoi vider Scrum de sa substance ?

Car aujourd’hui ces grandes entreprises historiques cherchent plus à protéger leurs intérêts, leurs parts de marchés, et leurs cadres préfèrent assurer la suite de leurs parcours de carrière que de prendre ce qui apparaît malheureusement comme un risque, de se lancer à la conquête de nouveaux domaines, nouveaux services, nouveaux produits. L’intention première de ces entreprises n’est pas d’être performante, mais de se sécuriser (au risque de découvrir trop tard qu’elles ne sont plus du tout performantes). Et Scrum change assez les règles du jeu pour ne pas apparaître comme sécurisant.

C’est sûr, les principes de Scrum se heurtent de plein fouet aux mécanismes de l’âge industriel qui a façonné nos pensées managériales depuis plus d’un siècle. Et si cette époque est révolue, la «mémoire du muscle», elle, persiste.

Scrum peut être passionnant, mais c’est d’abord pour beaucoup de personnes un lâcher-prise sur leurs habitudes, leurs convictions, sur cette culture de l’âge industriel, de la hiérarchie, de la chefferie qui vont avec. Espérons que les jeunes soient moins marqués que beaucoup d’entre nous, et qu’ils osent. Lâcher-prise, cette perte de contrôle demande du courage ou d’être au pied du mur (et souvent dans ce cas il est trop tard). Ainsi, autant Scrum est devenu incontournable, autant la résistance s’est organisée pour le décrédibiliser et éviter cet effort, ce risque, quitte à se prendre le mur plus tard.

Le meilleur moyen de piéger Scrum ces dernières années a été de le singer, de le parodier. La meilleure façon de dire non a toujours été d’offrir un faux oui. Une des stratégies est de décider de ne prendre «que ce qui est bon pour nous». Difficile quand on prône une approche émergente et adaptative d’expliquer que «non, vous ne pouvez pas prendre juste certains morceaux», on passerait pour fou à juste titre. Vous pouvez tout à fait prendre certains morceaux et les adapter à vous. Mais vous devez le faire avec la bonne intention: pas pour vous sécuriser et vider de sa substance l’approche, mais pour réellement adapter l’approche à vos besoins, à vous, et cette adaptation, cette sélection doit être en accord avec la philosophie de l’approche.

C’est souvent pour cela qu’on propose souvent de d’abord suivre à la lettre, pour intégrer la philosophie, pour ensuite être équipé pour vos adaptations futures. Mais souvent l’intention n’est pas la bonne, il s’agit juste de mimer, de faire semblant, sans vraiment s’approprier Scrum pour contrôler et éviter de renverser ses valeurs, de faire cet effort de lâcher prise, de changer de territoire. Soit volontairement, soit aussi involontairement (plus par absence d’effort). Les gens copient les pratiques les plus visibles, les plus évidentes, et souvent les moins importantes d’après Pfeffer et Sutton qui fournissent une étude des pratiques managériales en 2006 1

Et donc fleurissent les appropriations de Scrum qui sont caduques, absurdes, inconsistantes. Elles deviennent majoritaires. Et ces entreprises, grosses, avec pignon sur rue, s’en enorgueillissent et ainsi pullule du Scrum frelaté. Et la vieille antienne revient : Scrum serait has been, obsolète, trop rigide, trop inadapté, trop grossier, trop réducteur. C’est ce que font de Scrum la majorité des gens !

On s’attache parfois à dire : j’en prends les « basiques ». Et là aussi il y a une incompréhension. Basique n’est pas le bon terme. Cela ramène à simpliste (et pas simple). Au lieu de ramener à fondateur, à fondation, à essentiel. Comprenez basique comme les simplistes apparences de l’approche, et fondation comme les bases essentielles.

Les fondations sont connues de beaucoup (et sinon vous les découvrirez plus loin dans le livre).

  • L’auto-organisation de l’équipe, son autonomie (les prises de décision relatives à l’équipe sont prises par l’équipe, incluant naturellement le «Product Owner» et le «Scrum Master»).
  • La capacité à découper en petits morceaux autonomes, qui font sens par eux-mêmes de façon à pouvoir les valider, observer leur impact, et apprendre ou engranger régulièrement de la valeur.
  • Prioriser la réalisation de ces éléments par la valeur dont on estime qu’ils sont porteurs. S’interroger régulièrement sur comment s’améliorer.

En voilà des fondations. Il est dès lors aisé de vite observer les entreprises autour de nous: les équipes sont-elles maîtresses des décisions les concernant (tant qu’elles respectent le cadre qu’on leur donne), sont-elles auto-organisées, autonomes (dans ce cadre)? Est-ce que l’on délivre des éléments faisant sens, priorisés par valeur, et est-ce que l’on mesure leur réel impact? Est-ce que l’on essaye de s’adapter et de s’améliorer ?

La question la plus cruciale, ou du moins celle qui reflète beaucoup cette compréhension de l’approche est : où se prennent les décisions ? Par qui ? Quelles décisions ?

Vous savez ce qu’il se murmure : les entreprises qui font bien du scrum et de l’agile n’en parlent pas, leurs sujets c’est leur impact. Celles qui s’emploient à mimer Scrum et agile ne parlent que de cette mise en scène.

Je noircis à dessein le paysage, pour faire passer mon message.

Il y a bien de nombreuses entreprises, nouvelles et modernes, petites et grandes, françaises et internationales, qui se sont emparées à bon escient de scrum et agile. Elles ne le crient pas sur les toits. D’autant que pour elles, c’est un avantage concurrentiel décisif.

Ce que vous devriez rechercher dans le livre de Claude, notamment dans cette édition où je trouve que cela s’est étoffé, c’est cette glu2 philosophique, cette cohérence culturelle. Ce que j’exprimais dans la précédente préface c’est que si vous le viviez, vous le sauriez instantanément, car cela remue, cela demande un lâcher-prise. Comme toujours, tout ce qui s’exprime simplement demande beaucoup d’effort, à l’inverse de ce qui s’exprime de façon compliquée ne demande pas nécessairement d’effort. Monter un meuble IKEA c’est tout un manuel à suivre à la lettre, et cela se révèle finalement assez simple. Laisser une équipe s’auto-organiser c’est oser leur dire « débrouillez-vous », et cela se révèle beaucoup plus ardu à suivre, accompagner, manager.

Ainsi non, on ne prend pas uniquement ce qui nous intéresse dans Scrum, c’est trop simpliste. C’est possible de faire une sélection uniquement dans la mesure où vous gardez une cohérence dans l’approche, et/ou ces éléments sont assez importants pour vous apporter ce qu’ils sont censés délivrer.

Ainsi non, on ne prend pas le «basique» qui n’est bien souvent qu’un simulacre, mais on en prend les fondations qui vont nourrir tout le reste.

Ainsi non, Scrum n’est pas mort, loin de là (pas plus que agile).

«Avec le Covid on doit vraiment être agile», non c’était le cas depuis longtemps pour faire la différence.

« Avec le Covid », c’est probablement le signe que vous n’avez plus le choix si vous ne voulez pas disparaître assez rapidement.

Merci, Claude, de ne pas lâcher.

Je dédie cette préface à Frank Taillandier qui fut un ami. Il me manque.

Pablo Pernot

pablopernot.fr


  1. People copy the most visible, obvious, and frequently least important practices, Three Myths of Management, Pfeffer et Sutton. ↩︎

  2. Dans le livre que vous allez acheter, c’est écrit glue, qui est de l’anglais. Cela constitue le premier erratum du livre. Il y en aura d’autres sans doute. ↩︎

Lire aussi