La notion de valeur pour le Product Owner, de l'utilitarisme au don
Cet article est une version revue d'un extrait de l'ebook L'agilité, extension du domaine du don publié par le collectif Agile Radical à l'occasion du calendrier de l'avent.
L’extrait porte sur le récit de Lucas, Product Owner de PermaBio.
La première partie aborde la notion de valeur à travers l’histoire de Lucas, qui a évolué d’une vision utilitariste vers le paradigme du don.
Comme j’ai été longtemps Product Owner d’iceScrum, un outil qui aide à ordonner un backlog, je me suis beaucoup intéressé aux critères de priorité et je me retrouve un peu dans le parcours de Lucas.
Voici son histoire.

Son chemin vers le don
Avant de rejoindre PermaBio, Lucas travaillait comme analyste MOA dans une grande organisation. Il écrivait des spécifications à destination de l’équipe MOE1 chargée du développement.
Sa découverte de l’agilité
Il a découvert l’agilité avec le manifeste ; le premier principe a résonné en lui :
Notre plus haute priorité est de satisfaire le client en livrant rapidement et régulièrement des fonctionnalités à grande valeur ajoutée
Bien sûr, satisfaire le client, en théorie tout le monde était pour, mais il sentait bien que dans la réalité le client était vite oublié dans les gros documents qu’il produisait et qui servaient de base de travail avec les développeurs. Et question livraison rapide et régulière, on n’y était pas du tout, mais alors pas du tout.
Son rôle de PO
Le service où il travaillait devenait sensible aux méthodes agiles. Lucas, qui s’intéressait particulièrement à l’aspect produit a découvert la vidéo d’Henrik Kniberg sur le rôle de PO ;
Une superbe animation de 15 minutes2 qui l’a enthousiasmé et lui a donné envie d’être Product Owner.
Un PO vraiment dans l’équipe agile, capable de :
- prioriser en fonction de la valeur et de l’effort,
- dire non.
Il a réfléchi : ce ne serait pas évident de pouvoir dire non à son chef dans sa grosse structure hiérarchisée ; il a donc commencé par creuser les notions de valeur et d’effort, si simplement présentées dans la vidéo.
Ça avait l’air si simple d’utiliser ces critères pour ordonner le backlog.
Ses critères d’ordonnancement du backlog
Lucas était surpris de voir que l’agilité se préoccupait de la notion de valeur. Dans les projets sur lesquels il avait travaillé, c’était uniquement le budget qui était considéré. On voulait savoir combien ça allait coûter. Et suivre le coût que prenait le développement rapporté au budget du début.
Bien sûr, il y avait toujours des dépassements, car le coût mis dans le budget était estimé par un expert qui n’était pas dans l’équipe de développement de la MOE.
Planning poker
Il a découvert avec intérêt le planning poker. Tiens une pratique collective pour estimer la charge de travail, qui cherche à se dégager de la tyrannie des hommes jours en utilisant des points !
Il s’est dit que c’était une bonne technique pour quantifier le coût relatif des éléments du backlog. Même s’il n’était pas dupe des dérives possibles du planning poker, il était drôlement content d’avoir un chiffre pour chaque story et de suivre ainsi la vélocité de l’équipe.
Priority poker
Si on avait l’équivalent pour la valeur, ce serait top se dit Lucas. On pourrait ordonner le backlog de façon automatique en utilisant le calcul Valeur/Effort (le fameux ROI).
Seulement la valeur d’une story ce n’est pas simple à évaluer. Il a bien essayé le priority poker à la façon du planning poker, mais il s’est vite rendu compte que ça avait moins de sens sur des stories et que les développeurs n’étaient pas les bons interlocuteurs. Essayant avec des parties prenantes, il a constaté que les points de vue sur la valeur d’une fonctionnalité étaient très disparates ; de plus les utilisateurs étaient toujours bien loin des préoccupations.
La notion de valeur qui était considérée était uniquement de la valeur métier (ou business value). Dit autrement de la valeur économique3.
Or, Lucas avait compris que les priorités ne découlaient pas uniquement de la valeur marchande. D’autres notions étaient à prendre en compte :
- la satisfaction des utilisateurs,
- faire plaisir à une partie prenante,
- les dépendances entre les fonctionnalités,
- les risques soulevés par les développeurs.
Des choses qu’il a tenté de quantifier en s’intéressant à l’utilitarisme. Cela remettait en question la prépondérance de la valeur métier, mais les chiffres — bien difficiles à estimer — étaient toujours rapportés à une valeur économique.
Son épiphanie anti-utilitariste
Par ailleurs, sa participation à de nombreuses séances de planning poker et — surtout — l’usage perverti qui était fait de la vélocité par les managers l’a aussi amené à relativiser l’intérêt de l’estimation en points.
Lucas a eu la lucidité de reconnaitre qu’il allait dans une impasse en essayant de se baser uniquement sur des chiffres de valeur et d’effort pour prioriser. Adieu ses rêves de calcul pour ordonner son backlog !
Quand on est au coeur du développement de produits ou services comme Lucas, on est en relation avec des parties prenantes, avec des utilisateurs et bien sûr avec les développeurs de ces produits. Dans son rôle de PO, Lucas a pris conscience qu’il lui fallait prendre en compte le désir de reconnaissance et les aspirations profondes de chacun plus que le seul intérêt rationnel économique.
Lucas, qui avait maintenant des enfants, était devenu sensible aux problèmes soulevés par le réchauffement climatique et la perte de biodiversité. C’est d’ailleurs pour cela qu’il était parti travailler chez PermaBio.
Bref il était devenu anti-utilitariste.
Le paradigme du don
L’anti-utilitarisme, c’est le constat qu’on ne peut pas tout expliquer par des intérêts économiques. L’affirmation qu’il y a d’autres notions que la valeur monétaire : les besoins sociaux et individuels, l’équilibre écologique.
C’est ce à quoi s’attaque l’agilité radicale en l’élargissant ainsi :
Valeur = f (valeur métier, valeur d'apprentissage, impact sur le vivant, valeur sociale)
Le don maussien
Sans le savoir, Lucas était prêt pour appliquer le paradigme du don dans ses relations avec ses interlocuteurs.
Car le don tel que nous allons le voir se positionne comme radicalement anti-utilitariste.
Dans son Essai sur le don (écrit en 1925), Mauss établit que les relations sociales sont basées sur une triple obligation :
- recevoir,
- donner et
- rendre.
Mauss lançait ainsi un mouvement qui est longtemps resté marginal face à la primauté de l’économie dans la sociologie. C’est le moment de lui redonner toute sa place.
Le don étendu
C’est ce que propose Alain Caillé. Dans son livre Extensions du domaine du don (Publié en septembre 2019, Actes Sud), il ajoute la demande — l’idée que le don répond à un besoin, ce qui nous va très bien pour l’appliquer à l’agilité — ce qui donne le cycle du don (DDRR) :
DEMANDER - DONNER - RECEVOIR - RENDRE
C’est à partir de ce paradigme du don étendu que nous allons explorer les relations de Lucas dans son écosystème. Ce sera l’objet du prochain article.
Henrik — qui ne lésine pas sur le don — a également publié une animation pour expliquer le réchauffement climatique]. ↩︎
Dans l’entreprise de Lucas, ce qui comptait c’est ce que ça allait rapporter aux actionnaires. ↩︎
